La commémoration revisitée: un art public au goût du jour?

L'oeuvre La Réparation (1998) par Françine Larrivée.
La Réparation (1998) par Françine Larrivée, mémorial à la paix mondiale et aux victimes de génocides du 20e siècle.
L'oeuvre est située au Parc Marcelin-Wilson, dans l'arrondissement Ahuntsic-Cartierville.

Publié le 17 décembre 2021 par Émy Charron-Milot


La commémoration revisitée: un art public au goût du jour?

Bonjour chers lecteurs et chères lectrices,

Voilà déjà que mon stage au sein de la Maison MONA tire à sa fin et nous amorçons désormais le second volet de cette courte série sur le monument commémoratif dans l'espace et dans l'art publics. En première partie de cette séquence, nous avons exploré le médium du monument à la lumière du passé colonial dont ils émanaient souvent et de la pérennisation de ses effets néfastes dans nos sociétés contemporaines actuelles. Particulièrement, j'ai dirigé notre attention vers un type de commémoration publique, dite traditionnelle. Ce dernier immortalise une compréhension biaisée de l'histoire, tout en glorifiant des figures historiques qui sont, pour le moins, contesté·e·s.

En seconde partie de notre réflexion sur le monument et sur la commémoration publique, je propose de nous attarder sur l'évolution de la commémoration dans l'espace public depuis le 20e siècle, afin de mieux comprendre les nouveaux genres commémoratifs qui sont apparus ces dernières années.

Renouveler le monument

La fin du 19e siècle et le début du 20e siècle ont certainement connu une abondance de monuments, dits classiques. Tel que nous avons soulevé lors du dernier billet, cette commémoration traditionnelle est la source d'une foule de protestations, lesquelles se sont progressivement amplifiées depuis les dernières années, tant sur la scène canadienne que partout dans le monde. La fin du 20e siècle a, dès lors, reconnu la nécessité d'un renouvellement des mœurs et des coutumes commémoratives qui s'étaient implantées globalement, en conséquence de la colonisation européenne à l'internationale. À cet effet, les dernières décennies ont vu l'émergence de nouveaux types de commémoration publique. Il est donc possible de souligner un changement de paradigme, ou d’archétype, dans la façon dont nos monuments commémoratifs sont élaborés. Or, il ne faut pas confondre cette évolution dans le modèle de pensée pour la fin du monument public. Bien au contraire, la manie du monument (monument mania) ne s'en trouve pas pour autant disparue ou atténuée. En outre, je crois que le médium connait une résurgence ces dernières années, face à la volonté, nouvellement réaffirmée, de commémorer les individus et les communautés ayant été marginalisé·e·s ou (volontairement) oublié·e·s du discours commémoratif officiel. Mues par un désir d'amorcer la décolonisation de l’espace public et, corrélativement, par un refus de perpétuer une histoire biaisée au détriment des populations colonisées, ces nouveaux lieux de mémoire sont ainsi dédiés aux communautés racisées, ethnoculturelles et LBTQ+. Ainsi, ils ne s'adressent plus seulement à un groupe qui se veut homogène. L’émergence de nouveaux genres commémoratifs s'inscrit, par ailleurs, dans la déconstruction des structures de pouvoir hégémoniques, qui régissent les relations au cœur de nos sociétés coloniales, et ce, depuis leur établissement au 16e siècle.

Dans ma recherche de monuments à Montréal, il me semblait que les œuvres pouvaient être rassemblées en trois classes, c’est-à-dire les monuments classiques, les monuments de guerres et les monuments modernes ou contemporains qui présentaient des caractéristiques différentes, soient-ils abstraits, sans piédestal, colorés, etc. À la lumière de mes études sur le monument commémoratif, la complexité du médium m’apparait plus clairement. S'il existe de nombreuses déclinaisons possibles au monument, nous nous attarderons d'abord à la commémoration des victimes, notamment à la suite de la Première Guerre mondiale (1914-18). Puis, nous nous intéresserons à des formes commémoratives plus contemporaines, nomémment au contre-monument (counter-monument) et au monument affirmatif (affirmative memorial) (Buckley-Zistel 2021).

Le rejet du héros (colonial) au profit de la victime (héroïsée)

Le glissement de sujet s’est fait très clairement alors que le nombre ahurissant de soldats tombés à la guerre et de victimes collatérales ont gravé les mémoires collectives, particulièrement au lendemain de la Première Guerre mondiale. Ainsi, la volonté de commémorer les personnes victimes de la guerre, en général, s’est accentuée et de nombreux monuments ont été dédiées à ces dernières. Néanmoins, l’iconographie de ces monuments, lesquels deviennent véritablement des cénotaphes, continue d’héroïser des individus posés sur des piédestaux imposants et à véhiculer une compréhension fixe de ces évènements historiques. Par ailleurs, peut-on dire que le monument aux victimes de la guerre participe de la romantisation du conflit armé? Du titre souvent uniformisé (Monument aux braves de…) à la représentation de soldats masculins à l’allure déterminée et courageuse, le récit de la guerre est fortement exalté. Si le sacrifice et la mémoire de ces soldats doivent effectivement être commémorés, il est légitime de se questionner sur les bénéfices d’une glorification de la guerre et de ses conséquences, spécifiquement des pertes humaines qu’elle occasionne.

De manière anecdotique, si le retrait du piédestal peut avoir l’air d’une solution facile pour remédier à l’impression de supériorité des figures qui y sont juchées, le monument à James McGill (1996) par David Roper-Curzon démontre que le piédestal ne joue pas nécessairement un rôle dans le retrait de ces œuvres. Cette dernière, qui était présentée à la même hauteur que son public, a néanmoins été retirée du campus de l’Université homonyme le neuf juin 2021. La communauté étudiante avait effectivement protesté la présence d'une sculpture commémorant un homme qui fut propriétaire d’esclaves noir·e·s et autochtones dans l’espace public.

Photographie du monument à James Mcgill, retiré aujourd’hui.
Photographie libre de droits issue de WikimediaCommons: Jeangagnon, 2013.

Même si la commémoration est désormais axée sur le souvenir de la mort occasionnée par la guerre, et non plus simplement sur la célébration de victoires (militaires), il demeure que la narration du conflit est purifiée afin d’être glorifiée et que la diversité est exclue de la représentation (Savage 1999). À plusieurs reprises, l'ensemble des victimes commémorées sont incarnées par un soldat masculin blanc ou alors par une figure féminine allégorique personnifiant le deuil, le patriotisme ou la paix. À titre d’exemple, pensons notamment au Monument aux braves de Verdun (1924) par Cœur de lion McCarthy, au Monument aux Braves de Lachine (1925) par Alfred Laliberté ou au Monument aux braves d’Outremont (1925) par Henri Hébert. Ce dernier cénotaphe a d’ailleurs capté mon attention, du fait de la ressemblance avec le Vietnam War Memorial (1982) par Maya Lin à Washington D.C. Le Monument aux braves d’Outremont m’apparaissait donc à mi-chemin entre le monument non-figuratif, du fait des quelques dizaines de noms gravés à l’arrière et sur les côtés de l’imposante stèle de marbre, et le monument plus traditionnel, par la sculpture de bronze en son centre, allégorie du deuil d’Outremont (Art public Montréal 2021). Ce monument m’a donc semblé être une intéressante personnification de l’évolution constante du monument commémoratif, bien que ma comparaison entre les œuvres d’Hébert et de Lin soit anachronique, le monument états-unien ayant été inauguré plusieurs années par après. Si le monument dédié aux victimes de la Première et de la Seconde Guerre mondiale (1939-45)1 demeure plus classique par le message clair et sans équivoque qu’il véhicule, notamment à cause de la statue allégorique dictant au public le sentiment à adopter, nous pouvons également appercevoir un passage graduel vers le contre-monument.

Photographie du monument aux braves d’Outremont.
Photographie du Monument aux braves d’Outremont (1925) par Henri Hébert. L'inscription latine, Gloria Victorubis, signifie « Gloire aux vainqueurs ».
Photographie du verso du monument aux braves d’Outremont.
Photographie du verso du Monument aux braves d’Outremont, où sont gravées cinq colonnes, citant les noms des soldats ayant servis, ainsi que ceux ayant été tués ou blessés. Ces inscriptions sont surmontées de la phrase Haec olim meminisse juvabit, qui signifie « il nous fera plaisir de nous souvenir un jour de ces choses ». Les parois latérales du monument portent également les noms des soldats tués lors de la Seconde Guerre mondiale, listés selon leur appartenance à l'armée, la marine ou l'aviation.
Photographie du Vietnam War Memorial à Washington DC.
Le Vietnam War Memorial est dédié aux victimes de la guerre du Vietnam (1955-75). Il se présente sous une série de murs de granit noir, sur lesquels sont gravés les noms de soixante mille soldats décédés durant le conflit. D’ailleurs, le monument de Lin est souvent cité comme le contre-monument par excellence. Photographie libre de droits issue de WikimediaCommons: Razor06bill, 2012.

« La mémoire contre elle-même2 » : l'émergence du contre-monument

L’appellation même du « monument » se réfère à la monumentalité, que le Larousse définit par le « [c]aractère puissant ou grandiose d'une œuvre d'art, qui peut résulter de ses dimensions, mais aussi bien de ses proportions et de son style. ». Manifestement, le contre-monument se caractérise donc par un refus de la monumentalité, mais également de l’héroïsation et de la représentation figurative (Cento Bull et Clarke 2020). Du moins, c’est de cette façon que James E. Young le définit en 1992. Le contre-monument apparait cependant quelques années avant cette définition formelle, où il se pose comme une alternative, sinon comme le contraire du monument traditionnel. Alors que les retombées de la Seconde Guerre mondiale se font ressentir en Allemagne et que le désir de commémorer les victimes - tant du conflit militaire que du génocide juif - se fait plus pressant, le monument traditionnel apparait inadéquat et il apparait nécessaire d’instituer un nouveau type de commémoration publique (Cento Bull et Clarke 2020). Effectivement, cette recherche est motivée par la réticence à imposer une compréhension des évènements qui se veut fixe, immuable et catégorique, semblable aux politiques du régime nazi, lequel est notamment connu pour son emploi du monument commémoratif traditionnel. Face à l’horreur des évènements s’étant produits et de l’ensemble des tragédies ayant marqué le 20e siècle, les artistes se sont ainsi tournés vers le contre-monument. Ce dernier a émergé dans cette seconde moitié du siècle, qui fut marquée par un activisme politique grandissant remettant en question la nécessité de la guerre et de sa violence (Buckley-Zistel 2021). Ce que Young définit comme « memory against itself » marque ainsi la déconstruction de l’exercice commémoratif en soi, alors que les qualités rédemptrices, consolatrices et légitimaires du monument traditionnel sont réfutées puisque les actes et les régimes totalitaires de ce monde ne peuvent être justifiés (par Buckley-Zistel 2021). Plutôt que de dicter un comportement à adopter et un évènement à commémorer, le contre-monument offre une plus grande liberté d’interprétation, résultat notamment de l’abstraction, où le public est investi d’un rôle actif (Buckley-Zistel 2021).

Bien que le contre-monument soit né dans la volonté de commémorer la guerre et ses victimes, comme le vitrail de Marcelle Ferron, Monument permanent à la mémoire de six millions de victimes juives de l'Holocauste, il peut également s'insérer dans des contextes différents. À cet effet, l'œuvre de Gilbert Boyer, intitulée Mémoire ardente (1994), s'inscrit parfaitement dans cette façon de commémorer. Cette sculpture abstraite a été inaugurée à l'occasion du 350e anniversaire de la ville de Montréal (Art public Montréal 2021). Posée sur une base d'acier presque imperceptible et accompagnée d’un sobre pilier métallique faisant office de cartel explicatif, l’œuvre se présente comme un grand cube de granit rose à l'aspect rêche et percé de multiples trous, dans lesquels le public est invité à regarder. À l'intérieur de la sculpture, les spectateur·rice·s découvrent une surface polie et sur laquelle sont gravés de courtes phrases et des noms de lieux. Le monument est très différent de celui inauguré pour le 250e anniversaire, soit le Monument à Paul de Chomedey, Sieur de Maisonneuve (1893) par Louis-Philippe Hébert, et il témoigne d’ailleurs d’une mémoire en constante évolution chez une population hétérogène et ethnoculturelle. Mémoire ardente incite, pour sa part, à l’introspection du public et à une certaine individualité dans l’expérience du monument, où l’abstraction du cube et la réflexion dynamique qui est y initiée rejoint vivement la nature du contre-monument.

Photographie de l’oeuvre Mémoire Ardente par Gilbert Boyer et de son pilier.
Mémoire ardente peut aisément se fondre dans l’espace urbain. À ne pas connaitre son utilité et sa fonction commémorative, une personne non-avertie ne s’arrêterait probablement pas devant le monument de Boyer et encore moins pour regarder à travers les ouvertures du cube. Pourrait-on ainsi reconnaitre l’ambivalence du monument abstrait, l’obscurité de son sujet pouvant parfois se porter comme un inconvénient?
Photographie de l’intérieur de l’oeuvre Mémoire Ardente par Gilbert Boyer. on peut y lire vous vous étiez rassemblés, rue Saint-Catherine, Parc Angrignon et la Promenade Bellerive.
Vue de l'intérieur du cube de Mémoire ardente.

Le monument affirmatif, le nouveau monument imposant?

Nous avons déjà établi que le monument est une forme artistique qui pérennise un évènement, la mémoire d’un individu, voire même une histoire entière. En raison de l’utilisation de matériaux durables et traditionnellement nobles, les sculptures et les monuments commémoratifs traversent les années. Paradoxalement, cette préservation dans le temps est l'une des raisons de leur obsolescence. Qu’arrive-t-il lorsque la mémoire collective perpétuée à travers un monument donné et la population à laquelle elle appartenait disparaissent? Jeffrey Schnapp indique qu’à ce moment, les monuments sont oubliés et qu'ils « disparaissent » dans l’espace public (2021). Or, les débats actuels entourant le monument commémoratif ne soulignent-ils pas le danger d'un oubli collectif et parfois même l'impossibilité à l'atteindre dans certains cas? En effet, la commémoration comme exercice public est un domaine délicat. Tandis que le monument traditionnel est lentement proscrit de l’espace public, le questionnement même de la commémoration chez le contre-monument est mitigé, donnant lieu au monument affirmatif (affirmative memorial). Ce dernier délaisse effectivement la réflexion introspective ayant trait à la commémoration publique, car il reconnait la nécessité d’un monument aux intentions claires et didactiques (Buckley-Zistel 2021).

La Réparation (1998) par Françine Larrivée est un exemple probant de ce type de monument. L’œuvre se présente comme un temple de marbre blanc fendu en son centre, placé au sommet de cinq niveaux délimités par de simples trottoirs de pierre et de marbre. Au centre de l’édicule, une paroi de granit rouge expose le nom des peuples victimes de génocide au cours du dernier siècle au moyen de la phrase suivante : « À la mémoire de tous les peuples victimes de génocide au XXe siècle, toutes nations confondues, sans distinction de races: Arméniens, Tartares de Crimée, Juifs, Tziganes, Bosniaques, Tutsis, Hutus, Cambodgiens, Kurdes et ceux encore ignorés» (Alvarez Hernandez 2010: 52). Le monument de Larrivée, originellement destiné à la seule commémoration du génocide arménien (1915-16), a cependant élargi sa portée pour s’étendre à l’ensemble des exterminations systématiques qui ont été conduites durant le 20e siècle, et ce, à travers le monde (Alvarez Hernandez 2010). Les cinq surélévations sur lesquelles repose le temple central évoquent par ailleurs les cinq continents, soulignant le transnationalisme des tragédies humaines s’étant déroulées à cette époque (Alvarez Hernandez 2010). La Réparation, tout comme le monument affirmatif et le contre-monument, utilise une iconographie abstraite et minimaliste (Buckley-Zistel 2021). En effet, l’artiste choisit d’inscrire l’épitaphe citée plus haut au centre du temple, la rendant conséquemment très difficile d’accès, si ce n’est qu’inaccessible. L’œuvre fait ainsi appel au conceptualisme, énonçant que l’idée même de la mémoire des victimes ne réside pas seulement dans son énonciation, mais également dans l’ensemble des dispositifs commémoratifs qui sont mis en place pour ce faire. À cet effet, l’espace entourant le monument - et le parc Marcelin Wilson dans son ensemble - est aménagé de façon à induire une réflexion et une déambulation chez son public : sentiers serpentins, dénivellations du terrain, dormants surélevant le cénotaphe. J’ai d’ailleurs pu expérimenter les effets de l’aménagement sur la réception de La Réparation lorsque je me suis rendue sur les lieux. Si le temps nuageux et enneigé produisait un effet sacralisant du monument, ma marche préalable depuis le nord du parc Marcelin-Wilson et la surélévation du monument participaient effectivement à l’impression solennelle s’en dégageant.

La réparation, oeuvre de Françine Larrivée.
La Réparation (1998) par Françine Larrivée.

De fait, le monument affirmatif mise davantage sur des fonctions éducatives et pédagogiques (Buckley-Zistel 2021). Contrairement la confrontation et l’expérience personnelle entreprise par le contre-monument, le monument affirmatif s’engage à l’éducation et la sensibilisation de son public dans une volonté de prévention (Buckley-Zistel 2021). Dans cet ordre de pensées, l’implication du public dans l’exercice de la commémoration initiée par le monument, notamment par le biais de l’aménagement et de la représentation spatiale, serait une façon de s’assurer que les évènements passés ne soient pas reproduits. De cette manière, La Réparation se pose comme un monument à la paix mondiale (Alvarez Hernandez 2010). Or, une telle affirmation d’une mémoire explicitement commémorée par le monument peut être une source de dissensus (Buckley-Zistel 2021). À ce sujet, Analays Alvarez Hernandez analyse le débat soulevé par La Réparation et de la controverse que l’œuvre a suscitée au sein des communautés turques et arméniennes à Montréal, ces dernières partageant une compréhension divergente des évènements commémorés (2010).

Suzanne Buckley-Zistel rapproche ainsi les monuments traditionnels et affirmatifs puisqu’ils imposent tous deux une compréhension prédéfinie des évènements commémorés (2021). Si le monument affirmatif emploie cependant des méthodes différentes, est-ce que la commémoration d’une vision fixe et catégorique de l’histoire demeure justifiée, et ce malgré les protestations entourant les monuments coloniaux qui pérennisent une compréhension similaire d’évènements historiques? Si la commémoration des innombrables victimes de génocides est effectivement nécessaire, de même que la sensibilisation à ce pan de notre histoire commune, nous pouvons aussi questionner la légitimité des méthodes employées par le monument affirmatif. Cette étude de cas met de l’avant le caractère paradoxal de la commémoration publique, où d’une part, l’affirmation d’une mémoire appelle indubitablement à une contestation des faits historiques et d’autre part, la commémoration abstraite et plus évasive pose problème, car elle ne s’engage pas activement à la sensibilisation du public. Je reprends encore une fois les mots de Young, la « mémoire contre elle-même » pour me demander si le monument commémoratif n’est pas perpétuellement voué à se contredire et à employer, cycliquement, des méthodes qui se ressemblent...

Après la monumentalisation de l’Occident, celle de la diversité

La commémoration effectuée au travers de l’espace public est monopolisé par des formes artistiques ancrées dans une tradition occidentale, et ce, même pour les monuments modernes qui se placent en rupture avec le monument « classique ». De fait, j’avais, depuis quelques semaines déjà, l’idée d’aborder le Mât totémique des pensionnats (2016) par Charles Joseph dans l’un de mes billets de blogue. Or, il m’est ensuite apparu que si cette oeuvre s’était probablement démarquée à mes yeux, c’était par son inadéquation avec la catégorie habituelle du « monument », à laquelle nous sommes accoutumé·e·s. Cette commémoration issue des Premières Nations Kwakiutls de la côte nord-ouest canadienne ne se cantonne pas aux formes mémorielles occidentales plus répandues, particulièrement au monument « traditionnel ». Ce dernier a, par ailleurs contribué à l’effacement de la présence autochtone par l’instauration d’un récit colonial biaisé.

De manière intéressante, le mât totémique par Joseph, dédié comme le titre l’indique aux victimes des pensionnats, mais également « à tous les survivants d'un bout à l'autre du Canada » (par la Société des célébrations du 375e anniversaire de Montréal 2017), demeure solidement implanté à Montréal, tandis que la sculpture du Monument à John A. Macdonald, investigateur des écoles résidentielles, a été déboulonnée. L’institution de ce mât totémique traditionnel permet ainsi de (ré)inscrire la présence et les cultures des Premières Nations sur le territoire. En outre, le médium même du mât totémique est aujourd’hui un symbole de résistance et de survie, ce dernier ayant été frappé d’interdiction de 1884 à 1951 dans le cadre de la Loi sur les Indiens (Gadacz 2017).

Le Mât totémique des pensionnats, qui s’élève à près de vingt-deux mètres d’altitude, a été inauguré en 2017 par le Musée des Beaux-Arts de Montréal, au terme de deux ans de sculptage. Une célébration initiée par l’artiste a d’ailleurs marqué l’évènement, durant laquelle Joseph et des membres de sa communauté ont participé à une cérémonie traditionnelle d’accueil alliant chant et danse (Yvon 2017). La permission pour installer l’œuvre sur le territoire ancestral mohawk et non-cédé de Kanien'keha:ka (Montréal) a également été demandée à ce moment (Yvon 2017). Sculpté dans un cèdre rouge, le monument représente un ensemble d’animaux et de personnages, chacun·e·s possédant une signification symbolique particulière:

« [...] de bas en haut : les membres de la famille du commanditaire du Totem; l'anneau de cèdre, symbolisant la sécurité ; la femme sauvage, responsable de la culture traditionnelle ; l'orque, gardienne de la mémoire ; le corbeau, incarnant la collusion entre l'Église et l'État ; l'ours, exprimant la force et la sagesse ; le renard arctique, témoin du passé ; les kulus, ces grands corbeaux noirs qui, dans la légende, ont créé les îles de la côte canadienne du Pacifique en jetant des cailloux dans la mer ; au sommet, le serpent à deux têtes aux ailes déployées en croix3. »
Le mat totémique aux pensionnats (2016) par Charles Joseph.
Le Mât totémique aux pensionnats (2016) par Charles Joseph.

En guise de conclusion, j’aimerais également signaler la série de murales Hommage aux bâtisseurs culturels montréalais par l’organisme MU, initiée en 2010, et qui ornent depuis plusieurs murs dans la ville en mettant la diversité à l’honneur. La murale est un médium singulièrement intéressant dans l’établissement d’un plus grand nombre de commémorations (par son coût moins élevé que le monument sculptural) et qui sont donc vouées à une longévité plus réduite que la sculpture traditionnelle. La murale serait-elle l’une des solutions possibles à la commémoration dans l’espace public? L'éphémérité, opposée au monument durable et permanent, devrait-elle être comprise comme une issue du débat concernant la pérennisation du monument et de l'histoire qu'il commémore?

Notes

1: Le site d’Art public Montréal désigne l’œuvre en tant que monument aux victimes des deux guerres mondiales (2021). Cette affirmation peut sembler contradictoire avec la date de création (1925), mais les noms des victimes du deuxième conflit ont pu être gravés après l’édification du monument.↩️

2: Citation de James E. Young, tirée de son article « The Counter-Monument: Memory against Itself in Germany Today » (1992). Traduction libre d'une partie du titre, « memory against itself ».↩️

3: (Gadacz 2017; Société des célébrations du 375e anniversaire de Montréal 2017) ↩️

Suggestion d'œuvres d'art public

1.Nef pour quatorze reines (1999) par Rose-Marie Goulet et Marie-Claude Robert

Ce monument est dédié à la mémoire des quatorze femmes (Geneviève Bergeron, Hélène Colgan, Nathalie Croteau, Barbara Daigneault, Anne-Marie Edward, Maud Haviernick, Barbara Klucznik-Widajewicz, Maryse Laganière, Maryse Leclair, Anne-Marie Lemay, Sonia Pelletier, Michèle Richard, Annie St-Arneault et Annie Turcotte) tuées lors de la tragédie du 06 décembre 1989 à l'École Polytechnique (Art public Montréal 2021).

2.Monument à Toussaint Louverture (2017) par Dominique Dennery

L'oeuvre par une artiste haïtienne commémore « François-Dominique Toussaint Louverture (1743-1803) [...] un homme politique d’origine afro-caribéenne (colonie de Saint-Domingue), descendant d’esclaves Noirs. Figure de proue de la révolution haïtienne et occupant une place prépondérante dans les insurrections anticolonialistes, il est le premier Noir à devenir gouverneur à vie d’une colonie en 1801. Abolitionniste, il est aujourd’hui reconnu comme un héros de l’émancipation des Noirs et l’un des pères fondateurs d’Haïti. » (Art public Montréal 2021).

3.L’exil vaut le voyage par Roger Langevin

Le monument à Dany Laferrière, intitulé d'après l'un de ses romans, montre l'écrivain assis du haut d'un escalier, à côté duquel le public peut s'installer, instaurant une intéressante dynamique d'égalité. Roger Langevin indique d'ailleurs que « [l]’œuvre ne peut logiquement être installée qu’à deux endroits, soit Petit-Goâve, lieu de naissance de l’homme à Haïti, soit Montréal, lieu de naissance de l’écrivain à son métier. » (Radio-Canada 2020). Notons toutefois que l'oeuvre n'a pas été réalisée, comme le Monument à Toussaint Louverture, par un artiste, dit·e de la diversité.

4.Daleth (2010) par Gilles Mihalcean

« L’artiste a choisi le « daleth », un graphème phénicien en forme de triangle qui signifie également « porte », pour rendre hommage à la communauté libanaise de Montréal. » (Art public Montréal 2021). L'oeuvre est située au parc Marcelin-Wilson, près de La Réparation.

Photographie de l’oeuvre Daleth (2010) par Gilles Mihalcean.

5.Monument à Marguerite Bourgeoys (1988) par Jules Lasalle

Ce groupe sculptural se distingue par sa composition originale, où le public a l'impression de pouvoir interragir directement avec les figures, qui sont figées en plein mouvement.

6.In Memoriam I et II (1981) par Elizabeth Frink

L'oeuvre de Frink est un monument aux victimes de guerre, illustrant les effets du conflit armé sur les soldats. Ici, l'artiste représente des figures (ou des visages plutôt) héroïsées, en s'intéressant particulièrement à « la vitalité, la force et la vulnérabilité » des personnages (Art Public Montréal 2021).

Photographie de l’oeuvre In Memoriam I et II (1981) par Elizabeth Frink.

Bibliographie

ALVAREZ HERNANDEZ, Analays (2010). La commande publique dans un contexte de diversité ethnoculturelle : Débat entourant l'érection du monument La Réparation (1994-1998), Mémoire de maîtrise, Montréal: Université du Québec à Montréal, [En ligne]. Consulté le 10 décembre 2021

ART PUBLIC MONTRÉAL (2021). Art public Montréal, [En ligne]. Consulté le 11 décembre 2021

BUCKLEY-ZISTEL, Susanne (2021). « Tracing the politics of aesthetics: From imposing, via counter to affirmative memorials to violence », Memory Studies, Vol. 14, No.4, p. 781–796, [En ligne]. Consulté le 12 décembre 2021

GADACZ, René R. (2017). « Mât totémique », L'Encyclopédie Canadienne, [En ligne]. Consulté le 12 décembre 2021

SAVAGE, Kirk (1999). « The Past in the Present : The life of memorials », Harvard Design Magazine, No. 9, p.14–19, [En ligne]. Consulté le 11 décembre 2021

SCHNAPP, Jeffrey (2021). « Monument Cemetery », ReVista, Vol. 20, No. 3, printemps/été, [En ligne]. Consulté le 11 décembre 2021

SOCIÉTÉ DES CÉLÉBRATIONS DU 375E ANNIVERSAIRE DE MONTRÉAL (2017). « 375e anniversaire de Montréal - Dévoilement d'un spectaculaire totem créé par Charles Joseph de la nation kwakiutl », Cision, [En ligne]. Consulté le 11 décembre 2021

YOUNG, James E. (1992). « The Counter-Monument: Memory against Itself in Germany Today », Critical Inquiry, Vol. 18, No. 2, p. 267–96, [En ligne]. Consulté le 11 décembre 2021

YVON, Anne-Marie (2017). « Le « Mât totémique des pensionnats » trône devant le Musée des beaux-arts de Montréal », Radio-Canada, [En ligne]. Consulté le 11 décembre 2021